CHRONIQUES D'UNE ABYSSINE EN AUVERGNE. page 2

Une chronique de La Louve. Août 2003


Il faut vous dire que j'ai donné le jour à quatre magnifiques bébés, et que j'ai fait quelques frayeurs à mes maîtres, parce que je ne sais pas compter jusqu'à quatre. La première fois, c'était quelques jours après la naissance. Le nid où je m'étais installée était trop près de la porte, et le chien de la maison m'inquiétait un peu. Alors, j'ai décidé de transporter mes chéris, en douce, dans un endroit plus tranquille. Un matin, ma maîtresse est réveillée par des cris déchirants : c'était moi, éplorée devant le nid vide. Branle-bas de combat, on aurait dit les aristochats : " les bébés, les bébés, où sont passés les bébés ? " hurlait mon humaine, qui commençait à échafauder toutes les hypothèses les plus dramatiques, en regardant d'un sale œil le vieux chien soupçonné de toutes les traîtrises! Et moi qui continuait de plus belle à miauler comme une tigresse en tournant et retournant devant le nid !
Finalement, ils ont retrouvé mes petits, tous les quatre profondément endormis en bas de l'arbre à chat, bien au fond, cachés dans l'obscurité, en boule les uns sur les autres. Un, deux, trois, quatre, ils étaient bien tous là, engourdis de sommeil, exactement à l'endroit où je les avais posés. Je suis vite allée leur offrir mes tétines, profil bas. Mais c'est vrai que tout laissait à penser que je semblais en chercher un cinquième à l'ancienne place…

Et puis le temps a passé et mes guignols se sont mis à explorer le monde. Parfois je ne sais plus où donner de la tête, et il arrive que je renonce à les avoir tous en ligne de mire. C'est ainsi que ma maîtresse a passé une partie de nuit à quatre pattes avec sa lampe torche. Je dormais tranquille, mes rejetons contre moi. Que cherchait-elle?
Eh bien, il paraît qu'il n'y avait pas le compte, il en manquait un. En tout cas le matin l'a rassurée, ils étaient de nouveau tous au nid. Quant à moi, je ne m'étais pas fait de souci : ne pas savoir compter n'a pas que des désavantages…

En un mois, je suis devenue experte en roucoulades. Quand je ne les ai pas tous couchés contre moi (mais tous, combien ça fait ? !) je chante à tue-tête pour les appeler. Et ces petits fripons qui jouent à cache-cache, et qui parfois s'endorment dans les lieux les plus improbables! Mais maintenant, je commence à connaître certaines de leurs cachettes préférées : les tiroirs de la table de nuit, par exemple, ils arrivent encore à s'y glisser à deux, bien au chaud dans les mouchoirs et les foulards, et pendant que je chante mon refrain de tourterelle, mes lionceaux refont des forces pour leurs prochaines bêtises. Je ne sais pas compter ,certes, mais je sais chanter.

Quant à l'art d'élever les enfants, nous les chattes, nous battons sans conteste les bipèdes humanoïdes qui ont parfois tellement tendance à se croire supérieurs. On sait tout faire parfaitement, de l'accouchement au sevrage, tout faire à la fois, tout faire toutes seules, tout faire dans les temps : on leur remet des bébés bien nourris, bien tenus et bien éduqués, sans avoir jamais lu une ligne de Françoise Dolto. Ma maîtresse, qui en a beaucoup lu et qui reconnaît qu'elle n'a pas toujours eu tout juste en matière d'éducation des enfants, n'en revient pas de tant de grâce et de talent. Est-ce que l'instinct vaudrait mieux que la culture ?
Que cherchent donc nos humains auprès de nous ? N'est-ce pas la perfection de la sauvagerie, la grande sagesse du corps abandonné à sa seule nature, la pureté sans faille de la tendresse animale? Nous leur offrons tout ça, adouci de juste ce qu'il faut de domestication pour qu'ils puissent donner libre cours parfois à leur propension à l'anthropomorphisme. Nous sommes vraiment de purs chefs-d'œuvre. Des petits morceaux de nature au sein de leurs sophistications.

Et comme disait Léonor Fini, qui s'y connaissait en chats :

" Le chat est à nos côtés, le souvenir chaud, poilu, moustachu et ronronnant d'un paradis perdu. ".

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